Par Le Figaro et AFP agence
Audrey Azoulai et Rachid Koraïchi le mercredi 9 juin, lors de l’inauguration du cimetière dédié aux migrants. FATHI NASRI / AFP
Plus de 200 inconnus morts sur le chemin de l’Europe reposent dans ce lieu créé par l’artiste algérien Rachid Koraïchi et inauguré mercredi.
À peine inauguré et déjà à moitié plein. Dans le sud de la Tunisie, un cimetière palatial et fleuri accueille les dépouilles de migrants inconnus morts sur le chemin de l’Europe, pour leur rendre leur dignité et peut-être, un jour, leur nom. Porte traditionnelle du XVIIe, allées de céramiques peintes à la main et, sous une harmonieuse coupole blanche, une salle de prière pour toutes les religions : le «Jardin d’Afrique» est l’œuvre de Rachid Koraïchi, artiste et homme de foi algérien.
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Les migrants enterrés là, «damnés de la mer», ont «affronté le Sahara, des gangsters, des terroristes», parfois la torture ou un naufrage, souligne-t-il. «Je voulais leur faire un début de paradis», après l’enfer de la traversée. Fin 2018, il achète à Zarzis, près de la frontière libyenne, ce terrain entouré d’oliviers, inauguré mercredi par la directrice de l’Unesco Audrey Azoulay.
«Femme robe noire, plage Hachani», «Homme tricot noir, plage Hôtel des 4 Saisons» : plus de 200 tombes blanches numérotées sont déjà alignées, entourées de cinq oliviers symbolisant les piliers de l’islam et douze vignes pour les apôtres chrétiens. Des jasmins, galants de nuits et autres arbustes embaument ce lieu où les corps arrivent parfois en état de putréfaction. Partis de Libye ou parfois de Tunisie, ils sont repêchés au large, ou échouent sur les plages du sud tunisien en raison des courants marins.
Vicky, une Nigériane de 26 ans, arrivée en Tunisie à pied après plusieurs vaines tentatives de rejoindre l’Italie depuis la Libye, a la gorge serrée en balayant les allées. «Aller en Europe, c’était mon rêve pour faire de la mode, mais j’ai vécu un enfer, lance-t-elle. Quand je vois ça, je ne suis plus sûre de vouloir reprendre la mer.»
Des bâtiments sont prévus pour faire des autopsies sur place, afin de faciliter le travail d’identification. Les analyses sont actuellement effectuées par l’hôpital de Gabès, à 140 kilomètres de là, obligeant les autorités à transporter les dépouilles dans des conditions précaires. Une famille libyenne est venue se recueillir sur la tombe d’un jeune homme, identifié grâce à des compagnons de voyage. «On leur a proposé de ramener le corps chez eux, mais le père a répondu ‘Dieu a abandonné la Libye, gardez le ici’», se souvient Rachid Koraïchi.
L’artiste de 74 ans, exposé à Londres, New York ou Paris, a lui-même perdu un frère, emporté par le courant lors d’une baignade en Méditerranée. Il a conçu ce jardin «pour aider les familles à faire leur deuil, en sachant qu’il existe un lieu d’enterrement digne». «C’est aussi un lieu symbole, comme la tombe du soldat inconnu, car tout le monde est responsable de ce drame», souligne-t-il.
Cadre de la Tijaniyya, influente confrérie soufie, il a lancé ce projet, qu’il finance entièrement, après avoir eu vent des difficultés de Zarzis, grosse ville de pêcheurs, à enterrer les dizaines de corps arrivant chaque été. Depuis le début des années 2000, la municipalité, l’une des rares à prendre en charge les dépouilles de migrants dans la région, en a inhumé plus de 1000, venus d’Afrique, d’Asie ou de bourgs voisins. «Beaucoup de la jeunesse de Zarzis est partie vers l’Europe par la mer, il y a eu des morts, et quand on voit ces émigrés-là, on voit nos enfants», explique à l’AFP le maire, Mekki Lourraiedh.
Plus de 600 inconnus
Dans l’ancien cimetière, un terrain sablonneux près d’une ancienne décharge, les cantonniers municipaux aidés de bénévoles ont enterré plus de 600 inconnus. Seule la sépulture d’une Nigérienne, Rose-Marie, est marquée par un peu de béton et quelques fleurs. «Si on avait les moyens on ne laisserait pas le cimetière dans cet état», reconnaît le maire.
Ce terrain municipal était presque plein lorsque une centaine de corps sont arrivés en juillet 2019. Il a fallu creuser les premières tombes dans le Jardin d’Afrique avant même le début des travaux. Depuis, les morts continuent d’affluer chaque semaine, surtout l’été, saison des départs marquée cette année par une nette augmentation des traversées depuis la Tunisie ou la Libye voisine, qui peine à sortir d’une décennie de conflits. Plus de 200 briques blanches marquent les emplacements vides, mais Rachid Koraïchi craint qu’ils ne soient tous occupés d’ici la fin de l’été. «On a déjà prévu une porte et demandé d’acheter le terrain contigu, pour agrandir le cimetière.»